jeudi 5 novembre 2009

Contrats d'iboukes

Parlons concrètement de choses concrètes. Les contrats proposés par les e-distributeurs aux libraires pour la vente d’e-books ont le mérite de poser clairement la question du rôle que les éditeurs (ou leurs distributeurs) assignent aux libraires dans la chaine du livre à l’heure numérique.
Si tant est qu’il n’en soit pas l’auteur Maître Pierrat en fera, pour Livres Hebdo, une lecture juridique que je ne saurais faire.
Je me contente ici de les traduire en termes d’économie du livre. Et, disons le tout net, alors que les éditeurs/distributeurs clament haut et fort, et il n’y a aucune raison de ne pas les croire, leur soutien aux libraires auxquels ils se disent (et je les crois) très attachés, les contrats de mandat proposés pour la vente de e-books disent très exactement ceci : la librairie est morte.
Explications :

• Rémunérations
En matière de e-books le e-distributeur prélève à l’éditeur, pour ce que j’en sais, la même somme que le distributeur traditionnel s’agissant de livres Gutenberg : environ 55%.
S’agissant de distribuer des livres « papier » le distributeur conserve par devers lui 18 à 20% qui servent à confectionner des paquets-ficelle, émettre des factures et les recouvrer, payer le diffuseur…Il ristourne donc au libraire (qui ne roule pas sur l’or) 35 à 37% qui servent principalement à payer son travail de sélection (ou celui de ses collaborateurs), de conseil, plus généralement de service, qui servent aussi à payer le transport, la manutention, le stockage, l’encaissement.
Je me souviens d’Olivier Pujol, le brillant polytechnicien qui dirigeait Cytale vers l’an 2000. Quand je lui expliquais qu’on ne pouvait faire tourner une librairie à moins de 30% de remise il me décortiquait la « chaine de valeur » : le coût de la carte bancaire c’est tant, le coût de la caissière c’est tant, le coût du transport c’est tant, etc. J’enlève le transport disait-il, j’enlève le loyer, j’enlève la caissière, mais je garde la carte bancaire, calculez, vous voyez bien : 22% ça vous suffit. Je me souviens lui avoir répondu par ce dicton américain des affaires : « you pay peanuts you get monkeys »
D’autres polytechniciens, sans doute, ont remplacé Olivier Pujol. Le discours reste le même :
« dans l’état actuel de la chaîne numérique vous réalisez de très « importantes économies par rapport à la gestion des livres physiques…la « ‘valeur’ de l’apport de clientèle sur Internet, associé à l’affiliation d’un « site (qui prend en charge la présentation des produits) est en moyenne « de 5 à 7%. S’ajoute à cela sans doute le support client, qui a donc bien « une valeur et les frais bancaires. La commission…intègre bien tous ces éléments »
Voilà un discours qui a le mérite de la clarté.
Dans « l’état actuel de la chaîne numérique » un libraire c’est un site internet qui prend en charge « la présentation des produits », qui supporte des frais bancaires et qui embauche un technicien de second ordre, lequel se ‘démerde’ à expliquer à l’internaute-acheteur pourquoi les DRM, tous différents les uns des autres, qui, chez tel e-distributeur, ne sont pas clairement détaillés, ne lui permettent pas, à lui internaute, d’utiliser son bouquin comme il voudrait.
A ce stade il n’y a plus de libraire. Il y a un service après-vente. Lequel est débordé de travail parce que les foutus DRM (pour protéger des clients supposés voleurs « les droits des auteurs », paraît-il) c’est un bazar sans nom, et plus encore quand ils ne sont pas clairement affichés ; dans ce cas chaque vente d’e-book donne lieu à des explications sans fin, les clients n’y comprenant goutte, et on les comprend eux les clients, tant le site de tel e-distributeur est, pour encore, mal fagoté.
Pour ce service après vente, pour l’encaissement et « la présentation des produits » la rémunération prévue par Numilog c’est 21%, par Eden Livres c’est, pour la première année, 25%, et par Editis c’est 25%.
Reste pour le e-distributeur 30 à 35% de marge. Pour construire une informatique qui n’est pas plus sophistiquée que celle du e-revendeur.
Et à un quart d’heure de SAV par client, quand le site du e-distributeur est techniquement insuffisant, le e-revendeur (on ne saurait parler de e-libraire, et encore moins de libraire) perd sa chemise. Et d’autant plus qu’une librairie (même en ligne !) c’est, aussi, une marque. Une marque c’est-à-dire un capital de confiance investi par des clients. Un capital de confiance qu’il s’agit de ne pas dilapider. Un client qu’il convient de soigner. Auquel on répond quand il pose une question. Auquel on répond bien. Du mieux qu’on peut. Et, pour ce faire, on met au bout de la ligne un libraire, et un ingénieur informaticien, et pas un technicien de second ordre, quelle que soit l’analyse, fausse, de la chaine de valeur que feront toujours tous les polytechniciens de la terre, qui n’ont aucune idée de ce qu’est un client.

• Sélection
Dans « l’état actuel de la chaîne numérique » le site internet du libraire (libraire ?) « affiche les produits ».
Le libraire ne sélectionne rien. Ne fait pas de choix. Il affiche. Intégralement. « La totalité des items numériques ». Et « la politique que la Librairie met en application en sa qualité de mandataire pour l’Offre Numérique » du e-distributeur « est intégralement et exclusivement celle communiquée par » le e-distributeur « en particulier en ce qui concerne : la liste des items numériques… ». Pour tel autre e-distributeur « le LIBRAIRE présentera l’intégralité de l’offre numérique du DIFFUSEUR ». Pour le troisième c’est pareil.
Ainsi il est interdit à www.librairiedialogues.fr de proposer sur son site une offre qui serait différente de celle que pourrait proposer www.ombres-blanches.fr, de celle que pourrait proposer Auchan, Carrefour ou Amazon. Un libraire c’est un écran de 15 ou 17 pouces. Celui du client.

• Conseil
A défaut d’avoir contractuellement le droit de sélectionner « les produits » ou « les items » le libraire a-t-il au moins celui de conseiller des livres numériques ? Que nenni. Le libraire ne peut en effet « en aucun cas conduire de sa propre initiative des opérations promotionnelles, de quelque nature que ce soit, sur les Œuvres Numériques ».

Certes je ne méconnais pas que c’est le régime absurde de la TVA à 19,6% retenu par l’Etat pour la vente de e-books, avec les conséquences fâcheuses qui s’ensuivent en matière de prix de vente (pas de régime de prix imposé de la loi Lang) , qui a obligé les éditeurs à produire des contrats de mandat et à toutes les contorsions qu’ils induisent. Mais tout de même. Rien n’obligeait les éditeurs à sous-rémunérer les libraires vendeurs de e-books, avec les conséquences qu’une rémunération injuste, et pour tout dire indigne, entraine. La confiance est un bien précieux avec lequel il est dangereux de jouer. Et risque fort de perdre la confiance des libraires l’éditeur qui s’apparente tellement à l’oncle Picsou qu’il ne leur laisse que des miettes. Amazon réclame aux éditeurs 70% de remise pour vendre des e-books sur son kindle. Actuellement la gratification c’est 21 à 25%. De 21 à 70 l’écart est trop grand pour qu’il n’y ait pas abus de part et d’autre.


« Dans l’état actuel de la chaine numérique » les e-book c’est 0,2% de part du marché du livre. Fort heureusement le livre Gutenberg, cet objet techniquement indépassable, a de beaux jours devant lui. Mais il y a des situations où les livres numériques peuvent rendre des services aux lecteurs. Et donc il n’y a pas de raison de ne pas collaborer avec les éditeurs pour rendre aux lecteurs le service de leur vendre des e-books, puisque, parfois, ça peut leur rendre service.
Mais de grâce, chers amis éditeurs, rappelez vous cette remarque du bon vieux Président Mao : « celui qui se range en paroles seulement du côté du peuple révolutionnaire, mais agit tout autrement, n’est qu’un révolutionnaire en paroles ». Accordez vos actes avec vos discours. Les libraires ne mourront certes pas de perdre leur temps et leur argent à vendre des e-books. Mais les conditions des contrats de vente de e-books que vous avez écrites sont des conditions qui, d’une part, nient la qualité de libraire, et qui, d’autre part, les ravalent au rang de larbins sous-prolétarisés.
Je sais, chacun sait, pertinemment, que ce n’est pas ce que vous voulez.

4 commentaires:

  1. Le contrat de mandat semble effectivement désequilibrer la relation commerciale entre "diffuseur-le distributeur" et le libraire. D'où la saisine de l'autorité de la concurrence. Par ailleurs, le poids énorme de la gestion de la relation client et de la SAV est avéré chez tous les libraires concernés.

    Aux États-Unis, la remise du libraire indépendant oscille autour de 30 %

    Et Combien Google-distributeur propose t-il à son futur réseau de détaillant numérique ?

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  2. Très intéressant Monsieur Kermarec, que je remercie beaucoup pour ces infos.

    A l'heure où les auteurs tentent de faire comprendre aux éditeurs qu'il va falloir repenser les répartitions de droits entre nous (les auteurs donc) et eux. Et que ceux-ci nous expliquent par A + B que : "oui, c'est vrai, va falloir qu'on baisse vos droits car le numérique c'est super cher à développer en fait, bien plus que le papier"...

    Un exemple récent ? Puisque les premiers pourcentages précis apparaissent dans les contrats d'auteurs : un royal 3% de droits d'auteurs sur les livres numériques quand sur le livre "Gutemberg" comme vous dites, nous sommes généralement entre 8 et 10%.

    Bien évidemment, il s'agit d'un des 5-6 plus gros éditeurs de BD dont je parle, pas d'un passionné animé par 4 bouts de ficelle et dont les locaux sont dans sa cave...

    Il va tout de même falloir un de ces jours qu'on nous détaille précisément ces frais monstrueux qu'engendre le numérique et qui fait évaporer les pourcentages plus vite que le calotte glaciaire.

    Alors, auteurs et libraires, même combat, encore plus demain qu'aujourd'hui ? A la lecture de ce billet, la question mérite d'être posée en tout cas...

    Amitiés,
    Kris, scénariste de bande dessinée (et ancien libraire...)

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  3. Cessons cette mascarade, dénonçons ce comportement irrespectueux, irresponsable, outrancier. Je m'y emploie depuis longtemps, fréquemment sur mon blog.

    Osons ouvrir le débat à l'occasion, le 25 novembre, là où se joue, à 14 h une étape décisive dans l'avenir de l'édition numérique. Je serai vigilant à ce que ce débat soit initié et que d'une manière transparente et constructive, un échange incontournable avec tous les acteurs concernés soit engagé.

    C'est dans l'action que nous pourrons sauver ce pivot essentiel dans la propagation de notre culture, de nos traditions, de notre peuple, de nos âmes.

    Voisin géographiquement, client de surcroît, fortement impliqué dans la vulgarisation du livre numérique, initiateur d'un événementiel national sur la question pour la mi-décembre, je suis à votre écoute pour définir les stratégies via un échange possible dès ce jour.

    Parce qu'il nécessaire d'agir ; le lobbying en la matière n'est pas un luxe ni superflu. Les enjeux sociaux, voire sociétaux sont en devenir ; les acteurs industriels ont planifié leurs productions. Nous sommes à 6 semaines de la profusion...

    Attention au phénomène lié au téléchargement illégal dès lors que les dispositifs de lecture seront diffusés, l'offre en termes de contenus, ténue pour le moment, ouvrira les vannes vers des échanges excessifs et très fortement dommageables pour les auteurs, les libraires, ...

    A votre écoute.

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  4. Bonjour, Connaissez-vous le portail http://portail.izibook.com/. C'est une offre de vente d'eBooks sans DRM en marque blanche développé par Nuxos pour des éditeurs indépendants. Cela fonctionne sans surprise et même avec des libraires revendeurs.
    Quant aux droits d'auteur proposés par les éditeurs : c'est le grand écart, de 3 à 25 %, mais ce n'est pas l'objet. Cordialement. Catherine

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